Déjà on se précipite vers les blessés. On néglige les morts. Un pompier-brancardier est touché à une cuisse par une dernière balle. Ses camarades le tirent à l'abri d'une porte cochère. Des hommes, par bonds successifs, tentent d'approcher des corps étendus sur les trottoirs, sur la chaussée, au milieu de flaques de sang. Le sol est jonché de morceaux de verre, de chaussures de femmes, de foulards, de vêtements, de débris de toute sorte. Sur le plateau des Glières, des colonnes de C.R.S. et de militaires progressent, lentement. Ils vont de palmier en palmier, le canon de la mitraillette ou du mousqueton dirigé vers les toits et les balcons. L'air est saturé de poussière, de poudre brûlée. Les hurlements des sirènes des premières voitures de pompiers et des ambulances succèdent aux rafales d'armes automatiques. Des infirmiers en blouse blanche chargent les blessés.
Adossé contre un platane, rue d'Isly, un homme dépoitraillé se tient le ventre, du sang macule son pantalon. Avec précaution deux secouristes le placent sur un brancard puis, à la hâte, remontent l'avenue Pasteur vers la clinique Lavernhe toute proche. Les secours s'organisent. On charge les blessés dans les ambulances. On réserve les morts pour le camion militaire. Près d'un corps sans vie une petite fille pleure. C'est fini.
Sortant de leurs abris de fortune, les Algérois, hébétés, hagards, les vêtements souillés de, poussière et parfois de sang, contemplent le spectacle. La rue d'Isly est un champ de bataille. Partout des flaques de sang, des cadavres, des blessés. Une femme hurle, trépigne sur place. Son mari la tient par le bras, impuissant à calmer sa crise de nerfs. Déjà un camion militaire s'éloigne. Les pieds des cadavres dépassent du plateau et bringuebalent à chaque cahot. Un prêtre à longue barbe est agenouillé près des corps sanglants. Il murmure une prière. Une jeune femme, exsangue, trempe un drapeau tricolore dans une flaque de sang. Des soldats progressent en colonne le long de la rue d'Isly. Alors elle leur crie :
« Pourquoi, pourquoi ?... Pourquoi avez-vous fait ça ? » Puis elle éclate en sanglots.